Extrait du Petit traité de Vélosophie de Didier Tronchet

Nouvelle géographie de la ville

L’usager exclusif du métro a une vue segmentée. Il descend sous terre puis remonte une demi-heure plus tard. Tout a changé. Un décor nouveau s’impose à lui. Du sous-sol à la lumière naturelle les transitions sont hachées. Les quartiers sont comme des îlots séparés. Le passager du métro a du mal à faire le lien entre eux. La physionomie générale de la ville est plutôt floue, hérissée de points d’ancrages, immergées par endroits sous des no man’s land. Châtelet, République ou Denfert-Rochereau n’évoquent bien souvent que des changements. La porte de Vanves n’est qu’une direction aussi irréelle qu’Alpha du Centaure, où il n’ira jamais non plus.
Cette connaissance de la ville par le métro n’est pas sans charme pour le Néo-parisien. Elle confère à la ville une dimension mystérieuse, celle d’un puzzle dont on ne possède que quelques morceaux. Mais elle finit par frustrer.
La connaissance de la ville par le conducteur auto est aussi parcellaire : il ne connaît que les grands axes, tant est mauvais le souvenir de s’être un jour “aventuré par les petites rues pour gagner du temps”. Des pans entiers de la ville lui sont donc inconnus. Et c’est bien ainsi.

Redessinée par le vélo, la géographie de paris est inédite. Au moins pour une raison : alors que métro et auto ont chacun à sa façon aplani la carte de la ville, le vélo, lui, a redonné la “3D”. Car le cycliste qui consulte un plan ne se souviendra pas seulement des odeurs et des ambiances des différents quartiers. Il se souviendra aussi du RELIEF. Il sait que traverser Paris du sud au nord, c’est descendre lentement jusqu’à la Seine, puis remonter progressivement jusqu’aux points culminants de Montmartre ou des Buttes-Chaumont.
Avant de pratiquer le vélo, cette cuvette de la Seine ne m’était jamais apparue. Je crois même que pour moi, Paris était tout plat, comme sur le plan. Je sais maintenant que naviguer vers la porte des Lilas m’expose à quelques redoutables ascensions, que rallier l’Arc de Triomphe à la place de Clichy va m’offrir la douce euphorie d’une descente amicale jusqu’au parc Monceau, mais qu’ensuite les Batignolles me proposeront leur faux plat (de résistance).
Le cycliste trace avec sa sueur son propre plan de Paris, plein de souffrances et de petites joies insoupçonnées.

Le vélo offre aussi une nouvelle géométrie. Le tracé de l’automobiliste pour relier un point A (chez lui) à un point B (chez un ami) sera véritablement parkinsonien : sens uniques, giratoires, terre-pleins à contourner, détours infinis et rues bloquées par des camions-poubelles, égarement, consultations de plans en double-file et finalement ronde infernale dans le quartier pour se garer et arriver chez cet ami tout juste avant la tombée de la nuit.
Pour parvenir chez le même ami, le cycliste réussira, lui, presque la ligne droite, bravant les sens interdis, montant sur les trottoirs, coupant les carrefours et se garant en bas de l’immeuble, dans la cour.

Qui plus est, vélo et auto ne fréquentent pas non plus les mêmes fuseaux horaires. Quand l’automobiliste arrive enfin chez l’ami, le cycliste en sort déjà. Ils ne se croisent même pas : l’automobiliste prend l’ascenseur (évidemment).

extrait de : Didier Tronchet, Petit traité de vélosophie : réinventer la ville à vélo. J’ai lu, 2000

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